Je voulais fuir. J’ai pris maman par le bras, avec peut-être
un peu trop de virulence. Elle aurait poussé un petit cri de surprise si elle
ne tenait pas tant à ne pas m’inquiéter. Ce cri ne franchit pas le seuil de ses
lèvres. Elle ne m’a pas demandé pourquoi, n’a pas opposé de résistance. C’est
bien cela d’être mère que d’avoir une pleine confiance. On a marché, d’un pas
plus rapide que d’ordinaire. Je pense que, sans savoir, elle comprenait la
tragédie qui me liait à ce lieu devenu trop familier. Ces rues, ces places, si
souvent traversées, ne voulaient plus de moi. Les bâtiments grossissait à vue d’œil,
ils étouffaient les routes, ils cachaient peu à peu le soleil pâle d’un hiver
naissant. La ville devenait grossière, excluant hors d’elle l’indésirable. En
avais-je trop fait ? A moins que ce ne soit pas assez. Je marchais de plus
en plus vite, la main enserrant le bras frêle de maman. Je courrais presque,
tandis qu’elle peinait à suivre mon rythme. Soudain je pris conscience de ma
folie. Qu’attendais-je de maman ? De quel droit lui imposais-je cette
fuite dont elle ne savait rien ? Je devais être pétrie d’ingratitude pour
oser faire cela à une mère. Maman était devenue vieille, comme le deviennent
toutes les mères. Je n’avais pas envisagé la chose sous cet angle. Le
refusais-je ? C’est probable. En m’arrêtant, j’entendis son souffle,
effréné, profond, roque. Ma gorge me brûlait, mes poumons s’agitaient sous une
cage thoracique qui me semblait bien trop souple, bien trop molle, pour
contenir ces réservoirs d’air. Alors seulement je la lâchai. Mes doigts
collaient à sa peau qui était devenue rouge sous la pression exercée par ces
premiers. Je me sentie soudainement faible, mes jambes flageolaient, le sang me
battait aux tempes, alors je m’assis, à même le sol. Je fermai les yeux, mon
corps se faisait de plus en plus lourd, à moins qu’il ait toujours eu poids, qu’en
sais-je. Je restai quelques instants comme cela. Au bout d’un moment, j’osai
chercher le regard de maman, qui, je le savais déjà, était posé sur moi. Quelle
phénomène étonnant que d’être la personne la plus importante aux yeux d’une
mère sans pourtant n’avoir eu aucun effort à fournir. Sans n’avoir jamais eu l’intention
de faire les choses pour elle. Pourtant, son regard était sur moi, sans pitié
ni interrogation. Derrière nous la mer s’étalait sur le sable, je l’entendais s’étirer
sur ce début de terre. Le ciel était gris clair, couleur d’une perle, c’était
un gris lumineux. Je reprenais mon souffle doucement, lentement. Depuis quand
étais-je devenue si faible qu’une simple pensée puisse à ce point me faire
perdre la raison ? Je sentie la main bienveillante de maman arranger les
mèches récalcitrantes sur ma tête. C’était un geste mécanique, plus qu’une
réelle volonté de me rendre plus présentable. Je la regardai, attentivement, et
me rendis compte qu’un jour ou l’autre elle finirait par mourir. Cette idée me
terrifia, car lorsque maman aura disparu, à qui pourrais-je en vouloir ? Qui
pourrais-je tenter de décevoir sans pour autant jamais y parvenir ? Peut-être
que m’aimer, sans retour, sans savoir ni qui je suis ni ce que je fais, sans n’avoir
jamais réussi à me comprendre, peut-être que cela lui suffisait. Une mère a le
droit de se sentir entière et pleine par l’amour inconditionnel qu’elle éprouve
ou se doit d’éprouver pour la chair sortant de sa chair. Je n’étais que l’excroissance
de son existence. Pourtant, alors qu’elle me regardait tendrement, debout à mes
côtés, elle aussi retrouvant son souffle qu’elle avait dû égarer tandis que je
la tirais de force, elle pressa doucement ma tête sur son ventre. Tu es ici
chez toi et cela est immuable, semblait-elle dire sans prononcer un son. Alors
je me laissai aller, sans plus de résistance, contre cette maman que j’avais toujours
fuie.
mercredi 28 novembre 2012
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