mercredi 28 novembre 2012





Je voulais fuir. J’ai pris maman par le bras, avec peut-être un peu trop de virulence. Elle aurait poussé un petit cri de surprise si elle ne tenait pas tant à ne pas m’inquiéter. Ce cri ne franchit pas le seuil de ses lèvres. Elle ne m’a pas demandé pourquoi, n’a pas opposé de résistance. C’est bien cela d’être mère que d’avoir une pleine confiance. On a marché, d’un pas plus rapide que d’ordinaire. Je pense que, sans savoir, elle comprenait la tragédie qui me liait à ce lieu devenu trop familier. Ces rues, ces places, si souvent traversées, ne voulaient plus de moi. Les bâtiments grossissait à vue d’œil, ils étouffaient les routes, ils cachaient peu à peu le soleil pâle d’un hiver naissant. La ville devenait grossière, excluant hors d’elle l’indésirable. En avais-je trop fait ? A moins que ce ne soit pas assez. Je marchais de plus en plus vite, la main enserrant le bras frêle de maman. Je courrais presque, tandis qu’elle peinait à suivre mon rythme. Soudain je pris conscience de ma folie. Qu’attendais-je de maman ? De quel droit lui imposais-je cette fuite dont elle ne savait rien ? Je devais être pétrie d’ingratitude pour oser faire cela à une mère. Maman était devenue vieille, comme le deviennent toutes les mères. Je n’avais pas envisagé la chose sous cet angle. Le refusais-je ? C’est probable. En m’arrêtant, j’entendis son souffle, effréné, profond, roque. Ma gorge me brûlait, mes poumons s’agitaient sous une cage thoracique qui me semblait bien trop souple, bien trop molle, pour contenir ces réservoirs d’air. Alors seulement je la lâchai. Mes doigts collaient à sa peau qui était devenue rouge sous la pression exercée par ces premiers. Je me sentie soudainement faible, mes jambes flageolaient, le sang me battait aux tempes, alors je m’assis, à même le sol. Je fermai les yeux, mon corps se faisait de plus en plus lourd, à moins qu’il ait toujours eu poids, qu’en sais-je. Je restai quelques instants comme cela. Au bout d’un moment, j’osai chercher le regard de maman, qui, je le savais déjà, était posé sur moi. Quelle phénomène étonnant que d’être la personne la plus importante aux yeux d’une mère sans pourtant n’avoir eu aucun effort à fournir. Sans n’avoir jamais eu l’intention de faire les choses pour elle. Pourtant, son regard était sur moi, sans pitié ni interrogation. Derrière nous la mer s’étalait sur le sable, je l’entendais s’étirer sur ce début de terre. Le ciel était gris clair, couleur d’une perle, c’était un gris lumineux. Je reprenais mon souffle doucement, lentement. Depuis quand étais-je devenue si faible qu’une simple pensée puisse à ce point me faire perdre la raison ? Je sentie la main bienveillante de maman arranger les mèches récalcitrantes sur ma tête. C’était un geste mécanique, plus qu’une réelle volonté de me rendre plus présentable. Je la regardai, attentivement, et me rendis compte qu’un jour ou l’autre elle finirait par mourir. Cette idée me terrifia, car lorsque maman aura disparu, à qui pourrais-je en vouloir ? Qui pourrais-je tenter de décevoir sans pour autant jamais y parvenir ? Peut-être que m’aimer, sans retour, sans savoir ni qui je suis ni ce que je fais, sans n’avoir jamais réussi à me comprendre, peut-être que cela lui suffisait. Une mère a le droit de se sentir entière et pleine par l’amour inconditionnel qu’elle éprouve ou se doit d’éprouver pour la chair sortant de sa chair. Je n’étais que l’excroissance de son existence. Pourtant, alors qu’elle me regardait tendrement, debout à mes côtés, elle aussi retrouvant son souffle qu’elle avait dû égarer tandis que je la tirais de force, elle pressa doucement ma tête sur son ventre. Tu es ici chez toi et cela est immuable, semblait-elle dire sans prononcer un son. Alors je me laissai aller, sans plus de résistance, contre cette maman que j’avais toujours fuie.

Des mots en vracs.

"L'aliénation consiste en ce que l'individu laisse quelque chose de lui-même sortir de lui-même et devenir ainsi une influence ou un pouvoir extérieur" R. A.Nisbet


"Il en résulte que les raisons de vivre nous manquent; car la seule vie à laquelle nous puissions tenir ne répond plus à rien dans la réalité, et la seule qui soit encore fondée dans le réel ne répond plus à nos besoins" Durkheim